vendredi 4 novembre 2011

La Planète des Singes, métaphore lucide

La Planète des Singes est un roman de Pierre Boulle que j'ai cité dans ce blog à plusieurs reprises [ici, et encore là], ce qui prouve que j'apprécie sa valeur de fable sagace et dystopique, donc son exemplarité à rebrousse-poil, toujours salutaire malgré les transformations sur Terre de ces dernières décennies, car l'ouvrage a été publié en 1963.
Afin d'illustrer ce récit de science-fiction et de vous inciter à sa lecture, je vous en copie ici un extrait passablement significatif. Il y est question des caractérisations de gorilles, orang-outans et chimpanzés, les trois races ou groupes sociaux composant la société simienne de la planète (Soror) imaginée par Boulle. La voix du narrateur correspond au personnage principal, Ulysse Mérou, un être humain :

La Planète des Singes, CHAPITRE V (pp 109-111 ; René Julliard, 1963) 

(…) Les singes ne sont pas divisés en nations. La planète entière est administrée par un conseil de ministres, à la tête duquel est placé le triumvirat comprenant un gorille, un orang-outan, un chimpanzé. (…)
En fait, cette division en trois races est la seule qui subsiste chez eux. (…)
D’une époque assez éloignée où ils régnaient par la force, les gorilles ont gardé le goût de l’autorité et forment encore la classe la plus puissante. Ils ne se mêlent pas à la foule ; on ne les voit guère dans les manifestations populaires, mais ce sont eux qui administrent de très haut la plupart des entreprises. Assez ignorants en général, ils connaissent d’instinct la manière d’utiliser les connaissances. Ils excellent dans l’art de tracer des directives générales et de manœuvrer les autres singes. Quand un technicien a fait une découverte intéressante, tube lumineux par exemple ou combustible nouveau, c’est presque toujours un gorille qui se charge de l’exploiter et d’en tirer tout le bénéfice possible. Sans être véritablement intelligents, ils sont beaucoup plus malins que les orang-outans. Ils obtiennent tout ce qu’ils veulent de ceux-ci en jouant de leur orgueil. (…)
Les gorilles qui n’occupent pas des postes d’autorité remplissent en général des emplois subalternes nécessitant de la vigueur. (…)
Ou alors, les gorilles sont des chasseurs. C’est une fonction qui leur est à peu près réservée. Ils capturent les bêtes sauvages et, en particulier, les hommes. J’ai déjà souligné l’énorme consommation d’hommes que nécessitent les expériences des singes. (…)
À côté des gorilles, j’allais dire en dessous, quoique toute hiérarchie soit contestée, il y a les orang-outans et les chimpanzés. Les premiers, de beaucoup les moins nombreux (…) : ils sont la science officielle. C’est en partie vrai, mais certains se poussent parfois dans la politique, les arts et la littérature. Ils apportent les mêmes caractères dans toutes ces activités. Pompeux, solennels, pédants, dépourvus d’originalité et de sens critique, acharnés à maintenir la tradition, aveugles et sourds à toute nouveauté, adorant les clichés et les formules toutes faites, ils forment le substrat de toutes les académies. Doués d’une grande mémoire, ils apprennent énormément de matières par cœur, dans les livres. (…)
Presque tous les orang-outans ont derrière eux un gorille ou un conseil de gorilles, qui les poussent et les maintiennent à un poste honorifique, s’occupant de leur faire obtenir des décorations dont ils raffolent ; cela, jusqu’au jour où ils cessent de donner satisfaction. Dans ce cas, ils sont impitoyablement congédiés et remplacés par d’autres singes de la même espèce.
Restent les chimpanzés. Ceux-ci semblent bien représenter l’élément intellectuel de la planète. (…) [Ils] écrivent la plupart des livres intéressants, dans les domaines les plus divers. Ils paraissent animés par un puissant esprit de recherche. J’ai mentionné la sorte d’ouvrages que composent les orang-outans. Le malheur, Zira (1) le déplore souvent, c’est qu’ils fabriquent ainsi tous les livres d’enseignements, propageant des erreurs grossières dans la jeunesse simienne. Il n’y a pas très longtemps, m’a-t-elle assuré, ces textes scolaires affirmaient encore que la planète Soror était le centre du monde, quoique cette hérésie eût été reconnue depuis longtemps par tous les singes de moyenne intelligence ; cela, parce qu’il a existé sur Soror, il y a des milliers d’années, un singe nommé Haristas dont l’autorité était considérable, qui soutenait de pareilles propositions et dont les orang-outans répètent les dogmes depuis lors. Je comprends mieux l’attitude de Zaïus (2) à mon égard, ayant appris que ce Haristas professait que seuls les singes peuvent avoir une âme. Les chimpanzés, heureusement, ont un esprit beaucoup plus critique. Depuis quelques années, ils semblent même mettre un acharnement singulier à battre en brèche les axiomes de la vieille idole.

(1) Une femelle chimpanzé qui est en bon rapport avec Mérou.
(2) Orang-outan ; ministre de la Science et gardien de la Foi.
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Mise à jour du 8 juin 2014 : En guise de lecture complémentaire aux vertus éclairantes, je vous suggère également un fragment tiré de Mon Utopie, essai-testament d'Albert Jacquard édité en 2006 par Stock (pp 47-48) :
Tout en explorant systématiquement des cheminements évolutifs multiples, les êtres vivants ont conservé quelques traits qui apportent la preuve de l'origine commune de leurs arbres généalogiques. L'argument le plus décisif en faveur de cette unité est le constat que le code génétique est le même pour tous ; ce code assure la liaison entre la succession des bases présentes sur la molécule ADN et la succession des acides aminés constituant les protéines. La correspondance qu'il effectue est arbitraire, elle pourrait être autre. On constate qu'elle est en fait identique pour toutes les espèces si éloignées soient-elles, qu'elles soient classées dans la catégorie des bactéries ou dans celle des primates.
L'histoire de l'ensemble du monde vivant est aujourd'hui assez bien connue. Les principales branches des arbres représentant leur filiation ont, dans un premier temps, été reconstituées en tenant compte des caractéristiques apparentes ; maintenant, elles le sont en fonction des dotations génétiques. La comparaison de celles-ci permet de calculer des « des distances génétiques », d'autant plus grandes que ces espèces se sont séparées depuis plus longtemps. On peut ainsi évaluer à cinq millions le nombre d'années écoulées depuis la séparation des lignées évolutives qui ont conduit l'une au chimpanzé l'autre à Homo, à dix millions d'années la séparation des gorilles et de Homo.

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